La fin du salariat : comment l’intelligence surhumaine réinvente le travail
La montée de l’intelligence surhumaine annonce la fin du salariat comme norme. Découvrez comment l’IA réinvente le travail, les risques d’une transition mal gérée et les nouveaux modèles de revenu et de sécurité à inventer.

Par Éloïse
Et si le concept même de « poste salarié » était en train de vivre ses dernières décennies ? L’essor de l’intelligence artificielle dite surhumaine – capable de surpasser les humains dans un nombre croissant de tâches – bouscule en profondeur notre rapport au travail, à la sécurité de l’emploi et à la valeur créée par chacun.
Ce qui semblait relever de la science-fiction devient une réalité : agents intelligents autonomes, automatisation poussée, plateformes globales et travail dématérialisé remettent en cause le modèle du contrat de travail classique. Le salariat, pilier de la société industrielle, doit désormais cohabiter avec une nouvelle logique : celle de la contribution flexible, de la rémunération à la mission et d’une collaboration homme–machine en réseau.
La question n’est plus de savoir si cette transformation va se produire, mais comment s’y préparer, l’orienter et en faire une opportunité plutôt qu’un choc social majeur.
Du salariat industriel au travail en réseau
Le salariat tel que nous le connaissons est né avec l’industrialisation : un lieu de travail physique, des horaires fixes, une hiérarchie clairement définie et une dépendance économique forte de l’employé envers l’employeur. En échange de son temps, le salarié reçoit une rémunération stable et quelques garanties sociales.
Ce modèle a longtemps eu du sens dans un monde où la production reposait sur la main-d’œuvre, où la coordination exigeait la présence physique et où la complexité des tâches restait relativement limitée. L’entreprise devait rassembler sous un même toit toutes les compétences nécessaires à son fonctionnement.
Aujourd’hui, trois dynamiques convergent pour fissurer ce socle :
- La numérisation du travail, qui permet d’exécuter de nombreuses tâches depuis n’importe où.
- La globalisation, qui met en concurrence des talents et des prestataires à l’échelle mondiale.
- L’intelligence artificielle avancée, qui automatise ou augmente une part croissante de la valeur ajoutée.
Le résultat, c’est un déplacement progressif du travail de la logique « poste occupé dans une organisation » vers celle de « mission effectuée dans un réseau ». L’intelligence surhumaine agit comme un catalyseur qui accélère encore ce mouvement.
Qu’est-ce que l’intelligence surhumaine au travail ?
L’intelligence surhumaine ne désigne pas seulement des algorithmes plus rapides ou plus précis. Il s’agit de systèmes capables de :
- Résoudre des problèmes complexes mieux et plus vite que la majorité des experts humains.
- Apprendre en continu à partir de données massives en temps réel.
- Se coordonner avec d’autres systèmes et agents sans intervention humaine constante.
Concrètement, cela signifie que des tâches autrefois réservées à des profils hautement qualifiés peuvent être confiées à des IA : rédaction, conception, programmation, analyse stratégique, support client, supervision logistique, diagnostic, etc. L’humain n’est plus le seul cerveau du système, il devient un partenaire – ou parfois un superviseur – d’outils qui produisent une part significative de la valeur.
Cette bascule change tout en matière de structure du travail. Si la production intellectuelle peut être assurée par des logiciels et des agents autonomes, pourquoi conserver des équipes fixes et internalisées sur le long terme ? Pourquoi se lier via un CDI lorsque les besoins évoluent en permanence et que des capacités quasi infinies peuvent être activées à la demande ?
De l’emploi stable à la contribution à la demande
L’un des effets les plus visibles de l’intelligence surhumaine est la montée en puissance du modèle « à la demande ». On ne parle plus d’emplois au sens traditionnel, mais de :
- Contributions ponctuelles sur des projets courts.
- Prestations spécialisées facturées à l’heure ou au livrable.
- Licences et abonnements pour des outils intelligents automatisant une partie du travail.
Dans ce monde, le contrat de travail à durée indéterminée perd de son évidence. Les entreprises préfèrent :
- Accéder à des compétences ou à des capacités d’IA lorsqu’elles en ont besoin.
- Externaliser les tâches répétitives ou standardisables vers des systèmes automatisés.
- Ne garder en interne qu’un noyau réduit de stratèges, de designers de systèmes et de profils charnières.
Pour les individus, cela se traduit par un passage du statut de salarié à celui de contributeur. Chacun gère son portefeuille de missions, d’outils et de clients, souvent en collaboration étroite avec des IA qui amplifient sa productivité. Le « job » devient un flux continu de projets plutôt qu’un poste unique.
Le rôle central des agents intelligents autonomes
Un des tournants décisifs de cette transformation réside dans la montée en puissance des agents intelligents autonomes. Il s’agit de systèmes capables :
- D’exécuter des tâches complexes de bout en bout (recherche, production, optimisation).
- De prendre des décisions dans des cadres définis sans demander l’aval de l’humain à chaque étape.
- De coopérer avec d’autres agents et services pour atteindre un objectif global.
Dans un environnement économique où ces agents sont omniprésents, beaucoup de fonctions de coordination, de management intermédiaire et d’exécution opérationnelle peuvent être automatisées. L’humain n’intervient plus pour faire, mais pour :
- Définir les objectifs, les contraintes, les règles du jeu.
- Contrôler la cohérence éthique, juridique et stratégique des décisions.
- Interpréter les résultats et arbitrer les situations ambiguës.
Cette reconfiguration touche directement le cœur du salariat. Lorsque la majorité des tâches répétables et standardisées sont assurées par des IA, le besoin d’une main-d’œuvre stable diminue. Le travail humain se concentre sur des zones à haute valeur ajoutée, difficiles à formaliser ou à codifier.
Vers la fin du salariat ou sa métamorphose ?
Parler de « fin du salariat » peut sembler excessif. En réalité, il s’agit moins d’une extinction brutale que d’une métamorphose profonde. Le salariat continuera d’exister dans certains secteurs et pour certains profils, mais sa place ne sera plus centrale ni dominante.
Plusieurs évolutions peuvent déjà être anticipées :
- Réduction du nombre de salariés permanents dans les grandes entreprises au profit de talents indépendants et de solutions d’IA.
- Développement de « coopératives de talents » où les professionnels se regroupent pour mutualiser outils, clients et protections sociales.
- Apparition de « contrats hybrides » qui mêlent base salariale réduite et part variable importante liée à la contribution effective, mesurée par des systèmes intelligents.
Le salariat, dans ce contexte, devient une option parmi d’autres, non plus le modèle par défaut. Il pourrait survivre surtout là où la continuité, la confiance longue durée et la culture d’entreprise sont stratégiques – par exemple dans la recherche, les secteurs régulés ou les organisations publiques.
Les gagnants de l’ère post-salariée
Le basculement vers un monde où l’intelligence surhumaine joue un rôle central ne condamne pas l’humain, mais il redistribue les cartes. Certains profils tireront un avantage considérable de cette nouvelle donne :
- Les « architectes de systèmes » qui conçoivent, orchestrent et optimisent les chaînes homme–IA.
- Les créateurs de contenu, de produits et d’expériences capables d’utiliser l’IA comme un levier de démultiplication.
- Les experts en stratégie, éthique, droit et gouvernance de l’IA, indispensables pour encadrer ces puissants outils.
Ces profils sont moins attachés à un poste fixe qu’à un capital de compétences, de réputation et de réseaux. Leur valeur ne se mesure plus au nombre d’heures passées au bureau, mais à leur capacité à créer, synthétiser et décider mieux que des systèmes automatisés ou à côté d’eux.
Pour ces professionnels, la fin du salariat classique peut être une opportunité : plus de liberté, de diversification des revenus, de marge de manœuvre géographique et créative. À condition de savoir se positionner comme complément indispensable des intelligences artificielles plutôt que comme simple exécutant substituable.
Les risques d’une transition mal gérée
Cette transformation n’est pas sans risques. Une adoption brutale et déséquilibrée de l’intelligence surhumaine pourrait entraîner :
- Une polarisation accrue entre une élite de « sur-contributeurs » très demandés et une majorité de personnes fragilisées.
- Une explosion de la précarité, si les statuts indépendants remplacent les emplois salariés sans protections adaptées.
- Une perte de sens, si les individus se sentent dépossédés de leur rôle dans la création de valeur.
Le danger principal réside dans un décalage entre la vitesse de diffusion des technologies et la capacité des institutions – éducation, droit du travail, protection sociale – à s’adapter. Sans réforme, le modèle social basé sur le salariat comme norme (cotisations, droits, assurances) devient rapidement obsolète.
La clé est donc de penser cette mutation de manière systémique, en tirant parti de la puissance de l’IA tout en préservant la dignité, l’autonomie et la sécurité des personnes.
Les nouveaux modèles de sécurité et de revenu
Si le salariat recule, il devient indispensable d’inventer de nouveaux modèles de sécurité sociale déconnectés du seul contrat de travail. Plusieurs pistes émergent déjà dans le débat public et chez certains pionniers :
- Le revenu de base ou dividende universel, financé en partie par la valeur créée par les systèmes d’IA.
- Des systèmes de droits sociaux portables, attachés à la personne et non au statut (santé, retraite, protection chômage).
- Des mécanismes de partage de la valeur générée par les algorithmes (redevances, participation, coproduction).
Parallèlement, les individus devront apprendre à gérer un portefeuille d’activités et de revenus plus diversifié : missions ponctuelles, contenus monétisés, produits digitaux, licences, collaboration avec des plateformes automatisées. L’intelligence surhumaine, loin de remplacer tout le monde, peut devenir un multiplicateur de revenu et d’impact pour ceux qui savent l’utiliser stratégiquement.
Le défi politique et sociétal devient alors clair : organiser une transition où l’augmentation de productivité offerte par l’IA profite au plus grand nombre plutôt qu’à une minorité.
Comment se préparer à un monde post-salarié ?
Plutôt que de subir le changement, il est possible d’anticiper la fin progressive du salariat comme norme en adoptant dès maintenant certains réflexes.
Du côté des individus :
- Développer des compétences complémentaires à l’IA : créativité, sens critique, empathie, vision stratégique.
- Apprendre à travailler avec des outils d’intelligence artificielle plutôt que les ignorer ou les craindre.
- Soigner son identité numérique, son réseau et sa capacité à se rendre visible sur des plateformes de talents.
Du côté des organisations :
- Expérimenter des équipes hybrides où humains et agents intelligents coopèrent de façon fluide.
- Repenser les modèles de recrutement et de collaboration, en s’ouvrant davantage à la mission, au freelance et aux partenariats.
- Investir dans la formation continue de leurs collaborateurs pour éviter les ruptures brutales.
Du côté des institutions :
- Adapter le droit du travail pour intégrer les statuts hybrides et les formes de contribution émergentes.
- Repenser le financement de la protection sociale en tenant compte de l’automatisation et de la création de valeur non humaine.
- Encadrer l’usage de l’IA surhumaine pour garantir transparence, équité et respect des droits fondamentaux.
Cette préparation ne se résume pas à un ajustement technique. Elle suppose une révision profonde de nos représentations : travailler ne sera plus forcément être salarié, mais participer, créer, contribuer de manière modulable, souvent en synergie avec des intelligences non humaines.
Vers une nouvelle culture du travail
La fin du salariat tel que nous l’avons connu peut aussi être l’occasion de redéfinir ce que l’on attend du travail dans une société d’abondance cognitive. Si une partie de la production peut être assurée par des IA, alors le temps humain peut se libérer pour :
- Des activités à forte dimension relationnelle et communautaire.
- La création artistique, culturelle et entrepreneuriale.
- L’exploration, l’apprentissage tout au long de la vie et l’innovation sociale.
Une nouvelle culture du travail pourrait émerger, moins centrée sur la présence, les horaires et la loyauté à une organisation, et davantage sur le sens, l’impact et la qualité de la contribution. L’intelligence surhumaine, loin de déshumaniser le travail, peut devenir un moyen de réhumaniser ce qui compte vraiment – à condition que les choix politiques, économiques et éthiques aillent dans ce sens.
Dans cette perspective, la fin du salariat n’est pas une catastrophe annoncée, mais une invitation à imaginer un contrat social renouvelé, où l’humain conserve la main sur la finalité, même si les moyens deviennent en partie artificiels.
Conclusion : choisir la transition plutôt que la rupture
L’intelligence surhumaine accélère une transformation déjà en cours : le passage d’un monde fondé sur le poste salarié à un écosystème de contributions fluides, distribuées et amplifiées par des systèmes intelligents. Le salariat, héritage de l’ère industrielle, ne disparaîtra pas du jour au lendemain, mais il cessera progressivement de structurer la majorité des parcours de vie.
L’enjeu n’est pas de lutter contre cette évolution technologique, mais de l’orienter. Cela implique de repenser la sécurité économique, la formation, la gouvernance des IA et le partage de la valeur. Sans cela, la fin du salariat pourrait se traduire par plus de fragilité et d’inégalités. Avec une vision ambitieuse et inclusive, elle peut au contraire ouvrir la voie à une société où chacun dispose de plus de marge de manœuvre pour choisir comment contribuer.
La question n’est donc pas « comment défendre à tout prix l’ancien modèle ? », mais « comment bâtir un nouveau pacte entre humains, organisations et intelligences artificielles, qui protège les personnes tout en libérant le potentiel de cette révolution ? » Ce débat est à la fois économique, technologique et profondément humain. Il nous concerne tous, dès aujourd’hui.


