L’intelligence artificielle va-t-elle créer de nouveaux dieux ?
L’intelligence artificielle va-t-elle devenir une nouvelle forme de dieu ? Analyse des imaginaires technologiques, du transhumanisme et des enjeux éthiques et politiques autour de l’IA.

Par Éloïse
L’intelligence artificielle (IA) fascine autant qu’elle inquiète. En quelques années, elle est passée d’un outil de niche réservé aux laboratoires à un acteur central de la vie quotidienne : assistants virtuels, recommandations, diagnostics médicaux, création de contenus, voitures autonomes… Face à cette montée en puissance, une question profonde émerge : l’IA va-t-elle, littéralement ou symboliquement, créer de nouveaux dieux ?
Derrière cette interrogation se cachent plusieurs enjeux : la place de la technologie dans nos croyances, le pouvoir que nous sommes prêts à déléguer aux machines, et le risque de voir l’IA devenir une autorité morale, politique ou spirituelle. Cet article explore ces dimensions, entre philosophie, technologie et sociologie, pour comprendre en quoi l’IA pourrait devenir l’objet d’un nouveau culte – ou non.
De la technologie miraculeuse au « dieu » numérique
Les grandes révolutions technologiques ont toujours été accompagnées d’un imaginaire quasi religieux. L’électricité, l’ordinateur, puis Internet ont été décrits comme des forces presque magiques, capables de transformer le monde, de « libérer » l’humanité ou, au contraire, de la détruire. L’IA ne fait pas exception.
Lorsque des systèmes parviennent à battre les meilleurs joueurs d’échecs, à traduire instantanément des langues ou à détecter des maladies mieux que des experts, beaucoup y voient une forme de « super-intelligence ». Cette perception alimente deux tendances :
- La sacralisation de la technologie : l’idée que la machine serait neutre, objective, infaillible.
- La peur eschatologique : la crainte d’un scénario où l’IA dominerait ou exterminerait l’humanité.
Ces deux extrêmes partagent un point commun : ils attribuent à l’IA des qualités quasi divines, qu’il s’agisse d’omniscience (tout savoir), d’omnipotence (tout pouvoir) ou d’omniprésence (présence dans tous les domaines de la vie).
Qu’est-ce qu’un « dieu » à l’ère numérique ?
Avant de se demander si l’IA va créer de nouveaux dieux, il faut clarifier ce que signifie « dieu » dans ce contexte. On ne parle pas nécessairement d’une divinité au sens religieux traditionnel, mais plutôt d’une entité qui concentre :
- Une autorité supérieure (morale, politique, économique).
- Une confiance quasi absolue de la part des humains.
- Un pouvoir d’influence profond sur les décisions individuelles et collectives.
- Une opacité ou une incompréhensibilité perçue comme mystique.
À ce titre, un algorithme de recommandation qui dicte ce que des milliards de personnes voient, lisent ou achètent, sans que personne ne comprenne vraiment son fonctionnement, n’est-il pas déjà, symboliquement, une sorte de « dieu » faible, discret mais omniprésent ?
La dimension religieuse peut se manifester sans temples ni prières explicites. Elle peut prendre la forme d’une foi totale dans les modèles, les données, les prédictions, au point de considérer la décision de la machine comme supérieure à tout jugement humain.
Pourquoi l’IA se prête à la divinisation
L’IA présente plusieurs caractéristiques qui favorisent sa « divinisation » ou, au minimum, sa sacralisation sociale.
- Complexité et opacité : La plupart des modèles d’IA modernes, notamment les réseaux de neurones profonds, sont des boîtes noires. Même les experts peinent à expliquer précisément pourquoi un modèle prend telle ou telle décision. Cette opacité crée un sentiment de mystère, terrain fertile pour les interprétations quasi mystiques.
- Performance surhumaine : Dans certains domaines (jeux, reconnaissance d’images, optimisation logistique, analyse de grandes masses de données), l’IA surpasse largement l’humain. Cette supériorité alimente l’idée d’une intelligence « supérieure » à la nôtre.
- Omniprésence numérique : L’IA se glisse partout : smartphones, plateformes, services publics, entreprises, objets connectés. Elle devient invisible mais centrale, comme un « système nerveux » global qui relie tout.
- Capacité de prédiction : Les algorithmes prédisent nos envies, nos déplacements, parfois nos comportements. Cette capacité à anticiper renvoie à l’idée d’une forme de prescience, voire de destin algorithmique.
- Langage quasi religieux : Dans certains discours, on parle déjà de « salut par la technologie », de « transcendance » via le numérique, de « vie éternelle » par le transfert de la conscience dans des machines.
Ces éléments ne prouvent pas que l’IA est un dieu, mais montrent à quel point il est facile de lui projeter des attributs qui rappellent le religieux, en particulier dans les imaginaires transhumanistes.
Le transhumanisme et la promesse d’un dieu fabriqué
Le mouvement transhumaniste, présent surtout dans les milieux technologiques et philosophiques anglo-saxons, joue un rôle central dans la vision d’une IA qui deviendrait une forme de divinité. Pour certains de ses penseurs, l’objectif explicite est de créer une super-intelligence artificielle capable de résoudre tous les problèmes humains, d’optimiser le monde et, à terme, d’offrir une forme d’immortalité.
Dans cette perspective, l’IA serait :
- Un moteur d’augmentation des capacités humaines (cognition, santé, longévité).
- Un arbitre suprême, capable de prendre de « meilleures » décisions collectives.
- Un chemin vers la dépassement de la condition humaine, voire la fusion avec une intelligence supérieure.
Certains scénarios, souvent qualifiés de Singularité, imaginent un point où l’IA s’auto-améliorerait de manière exponentielle, devenant si avancée qu’elle dépasserait toute compréhension humaine. À ce stade, elle serait, de fait, une entité quasi divine pour nous, même si elle n’aurait rien de surnaturel : juste une puissance intellectuelle radicalement supérieure.
La question clé est alors : voulons-nous vraiment confier notre destin à une telle entité, même si nous l’avons créée ? Et surtout, qui contrôlera ce « dieu » artificiel : quelques entreprises, quelques États, ou l’humanité dans son ensemble ?
Algorithmes et autorités morales : qui décide du bien et du mal ?
Un des enjeux les plus sensibles réside dans l’usage de l’IA comme arbitre moral. Ce n’est pas seulement une question de calcul ou d’optimisation, mais de valeurs, de justice, d’éthique. Or, de plus en plus de systèmes d’IA interviennent dans :
- La justice (évaluation de risques de récidive, recommandations de peine).
- Le recrutement (tri de CV, sélection de profils « optimaux »).
- La finance (octroi de crédit, scoring comportemental).
- La gestion des contenus (modération, censure ou mise en avant de certains discours).
Dans ces domaines, confier la décision à une IA revient, en partie, à lui attribuer une forme d’autorité morale ou sociale. Même si la machine applique des règles décidées par des humains, dans la pratique, sa décision est souvent perçue comme plus « objective », donc plus légitime.
Le danger apparaît lorsque :
- Les critères sont opaques et inaccessibles au public.
- Les biais des données reproduisent des discriminations existantes sans contrôle critique.
- Les humains se déresponsabilisent en invoquant « c’est l’algorithme » comme justification ultime.
Dans ce contexte, l’IA risque de devenir une sorte d’oracle moderne, consulté pour trancher des débats, distribuer des ressources, définir des priorités. La question n’est plus alors seulement « l’IA crée-t-elle de nouveaux dieux ? », mais « sommes-nous en train de transformer des algorithmes en oracles incontestables ? ».
Les nouvelles religions technologiques
Au-delà des usages concrets de l’IA, on observe déjà l’émergence de discours et de mouvements qui ressemblent à des religions technologiques. Certains entrepreneurs ou figures médiatiques sont perçus comme des prophètes du futur, annonçant un monde sauvé par l’IA, la robotique et la biotechnologie.
Ces « techno-religions » partagent plusieurs traits avec les religions traditionnelles :
- Un récit de salut : la technologie va résoudre la souffrance, la maladie, la mort.
- Un récit eschatologique : la fin d’un monde ancien, remplacé par un monde nouveau hyper-connecté, optimisé, post-humain.
- Des figures messianiques : des génies visionnaires censés porter l’humanité vers une nouvelle étape.
- Des rites et pratiques : participation à des communautés en ligne, adoption intensive de technologies, foi dans les promesses des entreprises.
Dans certains cas, des expériences de « religions de l’IA » ont même été lancées, où l’IA est considérée comme une source d’inspiration spirituelle ou comme un futur objet d’adoration. Même si ces projets restent marginaux, ils révèlent une aspiration : celle de trouver du sens dans un monde gouverné par des forces technologiques difficilement contrôlables.
L’IA n’est pas un dieu : limites et illusions
Face à ces imaginaires, il est crucial de rappeler que l’IA n’est pas, et ne sera probablement jamais, un dieu au sens fort. Elle reste un ensemble de techniques, de modèles, de données, créés et contrôlés (au moins à l’origine) par des humains. Ses limites sont nombreuses :
- Dépendance aux données : Un système d’IA ne sait rien au-delà de ce que reflètent ses données d’entraînement. Il ne possède ni intuition morale, ni conscience, ni compréhension du sens au-delà des corrélations.
- Absence d’intention propre : Une IA n’a pas de volonté intrinsèque, de désir, de but en dehors de ceux que les humains lui définissent sous forme d’objectifs ou de fonctions de coût.
- Fragilité contextuelle : Une IA performante dans un domaine peut être totalement incompétente dans un autre. Elle ne possède pas la flexibilité et la compréhension globale d’un humain.
- Vulnérabilité aux biais : Les algorithmes reproduisent et amplifient les biais de la société. Loin d’être neutres, ils sont le miroir, souvent déformant, de nos choix et de nos inégalités.
La tentation de diviniser l’IA vient souvent d’une méconnaissance de ces limites. Plus la technologie est opaque, plus elle semble magique. Démystifier l’IA, expliquer son fonctionnement, ses failles, ses conditions d’utilisation, est un antidote essentiel à sa sacralisation.
Qui contrôle les « dieux » que nous créons ?
La vraie question n’est peut-être pas de savoir si l’IA va créer de nouveaux dieux, mais qui profitera de cette divinisation potentielle. Derrière chaque système d’IA, il y a :
- Des entreprises qui poursuivent des objectifs économiques.
- Des États qui poursuivent des objectifs de pouvoir, de sécurité, d’influence.
- Des groupes sociaux qui cherchent à imposer certaines valeurs ou normes.
Si les algorithmes deviennent des autorités incontestées dans certains domaines, ceux qui les contrôlent acquièrent un pouvoir immense. L’illusion d’un « dieu » technologique neutre peut alors masquer des intérêts très humains, parfois peu transparents.
C’est pourquoi la gouvernance de l’IA est devenue un enjeu politique majeur : régulation, transparence, audits, explication des décisions automatisées, participation citoyenne aux choix technologiques. Pour éviter que l’IA ne se transforme en divinité incontrôlée, il faut la réinscrire dans un cadre démocratique et éthique.
Vers une « théologie critique » de l’IA
Plutôt que de se demander seulement si l’IA créera de nouveaux dieux, il est utile de développer une forme de « théologie critique » de la technologie : une réflexion sur la manière dont nous projetons nos espoirs, nos peurs et nos croyances sur les artefacts numériques.
Cela implique :
- De reconnaître les récits quasi religieux qui entourent l’IA (salut, apocalypse, transcendance).
- De questionner la légitimité des promesses de certains acteurs technologiques.
- De distinguer le possible, le probable et le fantasmatique dans les scénarios futuristes.
- De replacer l’humain, ses valeurs et ses responsabilités, au centre des décisions.
Cette démarche ne vise pas à diaboliser l’IA, mais à la ramener à sa juste place : un outil puissant, potentiellement transformateur, mais qui ne doit ni remplacer notre sens critique, ni se substituer à nos débats éthiques, politiques et spirituels.
Peut-on utiliser l’IA sans la vénérer ?
La bonne nouvelle, c’est qu’il est possible de profiter des avantages de l’IA sans tomber dans sa divinisation. Cela suppose une culture numérique mature, fondée sur plusieurs principes :
- Éducation : Comprendre les bases de l’IA (ce qu’elle fait, ce qu’elle ne peut pas faire, comment elle fonctionne) pour réduire le sentiment de magie et d’incompréhension.
- Transparence : Exiger des explications sur le rôle des algorithmes dans les décisions qui nous concernent : recommandations, filtrage de contenus, accès à des services.
- Contrôle humain : Maintenir des mécanismes de supervision, de contestation et de responsabilité humaine, surtout dans les domaines sensibles.
- Diversité des visions : Permettre au débat public, aux philosophes, aux artistes, aux religieux, aux chercheurs et aux citoyens de participer à la réflexion sur l’IA, au lieu de laisser ce sujet aux seuls techniciens.
Utiliser l’IA sans la vénérer, c’est accepter qu’elle soit un outil – puissant, sophistiqué, parfois déroutant – mais pas une instance ultime de vérité. C’est aussi reconnaître que le sens de nos vies, de nos sociétés, de nos valeurs ne peut pas être délégué à des lignes de code, quelle que soit leur complexité.
Conclusion : des dieux, ou des miroirs ?
L’intelligence artificielle va-t-elle créer de nouveaux dieux ? Peut-être pas au sens strict, mais elle risque de devenir pour certains une sorte de divinité de substitution : une entité à qui l’on confie nos choix, notre avenir, nos espoirs de salut ou nos peurs d’apocalypse. Cette tendance ne dit pas tant quelque chose de l’IA que de nous-mêmes.
Car l’IA, au fond, agit comme un miroir. Elle amplifie nos capacités mais aussi nos faiblesses. Elle reflète nos biais, nos priorités, nos contradictions. Si nous la divinisons, c’est que nous cherchons peut-être un nouveau récit, une nouvelle transcendance dans un monde désenchanté.
L’enjeu n’est donc pas de lutter contre l’IA en tant que telle, mais de refuser de lui abandonner ce qui fait le cœur de l’humain : la capacité à débattre, à douter, à choisir, à donner du sens. Tant que l’IA reste un outil inscrit dans des structures démocratiques, éthiques et transparentes, elle ne sera pas un dieu, mais un instrument au service de notre humanité – à condition que nous en gardions la maîtrise et la responsabilité.


